Saine lecture

(20 février 2017)

  Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Chah Soliman avaient formé le dessein d'obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume, ou de se faire mohométans, dans la pensée que notre empire serait toujours pollué, tandis qu'il garderait dans son sein ces infidèles.
  C'était fait de la grandeur persane, si, dans cette occasion, l'aveugle dévotion avait été écoutée.
  On ne sait comment la chose manqua. Ni ceux qui firent la proposition, ni ceux qui la rejetèrent, n'en connurent les conséquences: le hasard fit l'office de la raison et de la politique, et sauva l'empire d'un péril plus grand que celui qu'il aurait pu courir de la perte d'une bataille, et de la prise de deux villes.
  En proscrivant les Arméniens, on pensa détruire, en un seul jour, tous les négociants, et presque tous les artisans du royaume. Je suis sûr que le grand Chah Abas aurait mieux aimé se faire couper les deux bras, que de signer un ordre pareil; et qu'en envoyant au Mogol, et aux autres rois des Indes, ses sujets les plus industrieux, il aurait cru leur donner la moitié de ses états.
  Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres, les ont obligés de passer en foule aux Indes; et ont privé la Perse de cette nation, si appliquée au labourage, et qui seule, par son travail, était en état de vaincre la stérilité de nos terres.
  Il ne restait à la dévotion qu'un second coup à faire: c'était de ruiner l'industrie; moyennant quoi l'empire tombait de lui-même, et avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu'on voulait rendre si florissante.
  S'il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s'il n'est pas bon que, dans un état, il y ait plusieurs religions.
  On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie, que ceux qui vivent dans la religion dominante; parce qu'éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à en acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles.
  D'ailleurs, comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle. Or, qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle, que leur multiplicité?
[...] On a beau dire qu'il n'est pas de l'intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son état. Quand toutes les sectes du monde viendraient s'y assembler, cela ne lui porterait aucun préjudice; parce qu'il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance, et ne prêche la soumission.
  J'avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais qu'on y prenne bien garde; ce n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante. [...]
Montesquieu, Lettres persanes, édition de 1758
Lettre LXXXV
(Montesquieu pensait ici critiquer la révocation de l'Edit de Nantes.)

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1 Commentaires:

At 4:49 PM, Blogger Nanouk a bien voulu donner son avis...

C'est malheureusement tellement d'actualité...
Merci pour ce beau texte.

 

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